Les cinéphiles parisiens ont certainement entendu parler et même parfois fréquenté Le Brady, ce cinéma du boulevard de Strasbourg qui a longtemps été spécialisé dans les « films de genre »: du fantastique à l’horreur, du western spaghetti à l’érotique, en passant par le gore, la série B ainsi que la Z et même le nazisploitation, des personnages de nazis dans un film plus ou moins pornographique dont le film emblématique est « Ilsa, la louve des SS » (1975)…

Le cinéaste Jean-Pierre Mocky a été pendant un temps propriétaire de ce cinéma ouvert dans les années 1950 et ce, pendant une dizaine d’années jusqu’à sa revente en 2011. Jacques Thorens, qui a travaillé sous les ordres du « vieux » (comprenez Mocky) nous plonge, avec son recueil Le Brady, cinéma des damnés, sorti en 2015 aux éditions Verticales (Gallimard), dans les coulisses de ce cinéma de quartier vraiment pas comme les autres.

Jacques Thorens ne s’est pas contenté d’anecdotes plus ou moins savoureuses ou cocasses sur son cinéma auquel il voue une tendre affection. L’auteur nous plonge dans une étude sociologique étonnante de ce quartier populaire et métissé coincé entre la Gare de l’Est et les Porte Saint-Martin et Porte Saint-Denis.

A proximité de la bouche de métro de la station Château-d’Eau, on croise un brassage de populations venues des quatre coins du monde: des restaurateurs indiens et pakistanais du passage Brady, des prostituées bulgares et chinoises qui exercent sur le boulevard, des rabatteurs maliens qui haranguent les africaines pour une coupe de cheveux, des vieux algériens qui fréquentent le cinéma, des hurluberlus et des clochards qui défilent sur le boulevard… Et quelques anciens du quartier qui ont vu ce coin de Paris passer d’une population ouvrière à une masse populaire et multi-ethnique.

Coincé entre des salons de coiffure africains et des restaurants turcs, Le Brady survit alors en programmant des films souvent improbables dont les distributeurs veulent bien lui refourguer. Il y en a pour tous les goûts dans la salle unique de 100 fauteuils à laquelle Jean-Pierre Mocky a adjoint une seconde salle de près de 40 fauteuils. Le propriétaire-réalisateur, qui court après les subventions pour maintenir à flot son cinéma, y programme systématiquement ses propres films dont les derniers sortis ne sont même plus distribués par les « cinémas normaux » , à savoir les circuits traditionnels (UGC, Gaumont, Pathé et autres Mk2).

Avec une ironie mordante et un humour à froid, Jacques Thorens observe ce petit monde s’agiter autour de la caisse de son cinéma: Mocky le maudit, les spectateurs qui se font de plus en plus rares, les clochards qui viennent y dormir, les « bissophiles » (les amateurs de cinéma Bis), les habitants du quartier, les prostituées, les pickpockets… On a souvent l’impression, au vu de cette population interlope, d’assister à une cour des miracles en plein cœur d’un Paris où les bobos commencent à pointer le bout de leurs barbes et y à prendre leurs quartiers… Les temps ne sont plus ce qu’ils sont…

Surtout, le livre de l’écrivain-projectionniste, dont la première de couverture représente la façade du Brady période années 1980 et prise par le photographe Jean-François Chaput, annonce la fin d’une époque où les cinémas étaient encore des lieux de rencontres, souvent homosexuelles. Une sexualité cachée, parfois honteuse, que des hommes, souvent de confession musulmane, ne pouvaient – et ne peuvent toujours pas – vivre en plein jour. Les salles obscures, dont celles du Brady, permettaient alors de créer des liens. Aujourd’hui, c’est le cinéma Beverley qui est le dernier survivant de ces « rencontres cinématographiques »… Mais pour combien de temps?

Jacques Thorens a quitté Le Brady. Mocky a traversé la Seine et racheté deux cinémas dans des quartiers plus sages. Une page est tournée, Le Brady s’est aujourd’hui apaisé: on  y vient en famille voir des films d’animation, des documentaires et des films d’auteurs. Le cinéma Bis est quant à lui projeté à la Cinémathèque française…

Jacques Thorens
Le Brady. Cinéma des damnés
Collection Verticales, Gallimard
A acheter chez votre libraire, pas chez le géant américain…

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Façade du cinéma Le Brady