Premier volet d’une série de trois entretiens consacrés aux souvenirs de cinéma(s) du journaliste Claude Guilhem, c’est toute une période de cinéphilie toulousaine qui est ici passionnément évoquée. Homme de radio et de  télévision, Claude Guilhem a produit de 1975 à 1983 un magazine télévisé dédié au cinéma et intitulé 3+7 pour FR3 Toulouse 7ème Art pour l’ORTF (Office de radiodiffusion – télévision française), puis chaîne nationale France Régions 3 ( F.R.3 Midi-Pyrénées ) devenue France 3 Sud.

Journaliste de radio, Claude Guilhem s’est également entretenu avec de nombreuses personnalités du cinéma. Ses souvenirs de ces hommes du 7ème Art seront prochainement évoqués après le deuxième entretien à venir sur Salles-cinema.com, consacré au Gaumont-Palace de Paris qu’il a fréquenté et aimé.

Mais revenons dans sa ville natale de Toulouse avec ses salles obscures, mythiques ou plus confidentielles.

Rencontre avec Claude Guilhem, ancien journaliste de radio et de télévision. 

Quel est votre premier souvenir de cinéma?

Le premier film qui a frappé mon imagination fut LE TROISIÈME HOMME de Carol Reed (Grand Prix de Cannes 1949 – ce que j’ignorais totalement bien sûr au vu de mon très jeune âge). J’ai pu le voir plusieurs fois au cinéma GALLIA de Toulouse où ma mère officiait en tant que caissière. Le GALLIA était un cinéma de seconde vision au centre-ville de Toulouse: les films projetés avaient déjà été exploité, à un tarif plus élevé, dans les salles dites de première vision .

C’était sans doute à la fin de l’année 1952 et au début 1953. LE TROISIÈME HOMME est resté plusieurs mois à l’affiche. Rassurez-vous je n’étais pas un surdoué: je ne comprenais pas grand chose à l’action mais j’étais déjà impressionné par les gros plans et les cadrages obliques, par les jeux d’ombre et de lumière, par les lieux… La Vienne d’après-guerre, son étrange Prater avec sa Grand’ Roue et, bien sûr, les fameuses poursuites dans les égouts. Le montage de ce film est d’une telle efficacité qu’il procure l’impression d’effets stéréophoniques, illusoires bien sûr. Ce film « baroque » convoque immédiatement dans ma mémoire, et si longtemps après, la fameuse musique composée et jouée à la cithare par Anton Karas. Les spectateurs restaient très silencieux et concentrés, ce qui m’angoissait. C’est dans ces moments que le 7ème Art a jeté sa griffe sur moi pour ne plus me lâcher!

Au programme de mon enfance bien entendu les films de Charles Chaplin, dont j’ai gardé un faible pour LES LUMIÈRES DE LA VILLE qui me faisait rire mais aussi bien pleurer, LA RUÉE VERS L’OR et forcément LE KID. Je me rappelle n’avoir pas eu d’attirance particulière pour les films d’avant-guerre, cela viendra plus tard. Contrairement à ce que les parents croyaient, FANTASIA de Walt Disney n’était pas du tout un film pour les enfants: toute une génération s’y est fermement ennuyée et a parfois eu peur! Seules les couleurs et les partitions musiques m’enchantaient.

Il y eut évidemment l’arrivée du CinémaScope qui bouleversa notre routine et, en 1957, l’incontournable PONT DE LA RIVIÈRE KWAÏ de David Lean. Les premiers films américains m’ont eu à l’émotion. Je me souviens ainsi de THE EDDY DUCHIN STORY (en français TU SERAS UN HOMME MON FILS), un sacré mélo de George Sidney en Scope couleurs et stéréo avec Tyrone Power et Kim Novak dans lequel la musique tient un grand rôle.

Sur l’immense écran panoramique du PLAZA de Toulouse, j’ai admiré les comédies musicales de la MGM dont CHANTONS SOUS LA PLUIE. J’avais déjà 12 ans. AUTANT EN EMPORTE LE VENT me « cloua » véritablement dans le fauteuil du cinéma

Jacques Tati était un de mes héros préférés avec JOUR DE FÊTE, LES VACANCES DE M. HULOT et plus tard MON ONCLE. Dans la vie, quand bien des années plus tard j’eus la chance de le connaitre, je me rendis compte qu’il était exactement comme son personnage et d’une vraie gentillesse. C’était encore l’époque des grands directeurs de la photo en noir et blanc et il faut bien reconnaitre que des films comme LE TROISIÈME HOMME n’auraient pas eu le même impact en couleur.

Enfin, je ne peux oublier les cartoons de Tex Avery dont Droopy faisait les délices du public. Le PLAZA étant le seul cinéma à les distribuer à Toulouse: les clients à la caisse demandaient fréquemment si Droopy était au programme et, dans la négative, aussi extravagant que cela semble aujourd’hui, ils allaient voir un autre film! J’allais oublier les grandes fresques historiques de « mon cher  » Sacha Guitry: SI VERSAILLES M’ÉTAIT CONTE et NAPOLÉON. Raymond Pélegrin  me confia que ce rôle l’avait « marqué à vie ». Ces films n’étaient distribués qu’au GAUMONT-PALACE de Toulouse, devenu l’actuel GAUMONT-WILSON.

Ci-dessus: hall et escalier du cinéma Gaumont-Palace de Toulouse (1960).

Natif de Toulouse et grand cinéphile, vous avez étudié le sujet des salles de cinéma de la ville rose. Combien de cinémas avez-vous connu?

Je pense tout d’abord à la plus belle salle, la plus vaste, la plus fastueuse et techniquement parfaite: le PLAZA. Situé à l’angle de la rue Saint-Antoine du T et de la place Wilson et édifié en 1928 par la major américaine Paramount, le PLAZA portera donc en premier le nom du studio, avant d’être vendue 10 ans plus tard à la Metro-Goldwin-Mayer qui la rebaptisa PLAZA. La programmation privilégiait bien entendu les productions américaines sans pour autant négliger les films du vieux continent. La salle pouvait accueillir 1830 spectateurs sur trois niveaux dans un décorum de style Art-Déco avec une ouverture de scène d’une largeur de 16 mètres. La salle possédait un lourd rideau de velours cramoisi s’ouvrant sur un écran à surface variable: des bordures mobiles d’étoffe noire se déplaçaient horizontalement et verticalement pour encadrer tous les formats de films projetés. Le sol recouvert d’une très épaisse moquette rouge foncé à motif de couronnes de laurier vert renforçait l’atmosphère « hollywoodienne » du lieu. Le fumoir, aux miroirs multiples, était quant à lui meublé de profonds fauteuils de cuir faisant face aux portraits encadrés des stars de la M.G.M.

La cabine équipée de projecteurs de marque Western pouvait évidemment diffuser les films au son magnétique multi-pistes dont BEN-HUR fut le plus bel exemple en 1960. Grâce à son très haut plafond voûté, l’acoustique permettait aux nombreux et puissants haut-parleurs, situés derrière l’écran et autour des spectateurs, de se sentir au centre du spectacle.

Malheureusement les problèmes financiers de la Metro-Goldwyn-Mayer la contraignirent finalement à vendre une partie de son parc de salles à l’étranger. Le PLAZA fut ainsi sacrifié. Il ferma ses portes le 31 décembre 1963 à minuit et fut très rapidement démoli pour laisser la place aux promoteurs immobiliers. Ainsi disparut pour toujours, à la grande joie de ses concurrents, le cinéma qui depuis l’après-guerre était en tête du box-office toulousain.

A quelques dizaines de mètres de là, l’ancien temple de l’opérette, le théâtre « Les Variétés », était devenu le cinéma LES VARIÉTÉS à la vaste salle austère, dont l’architecture ne permettait aucune évolution au 7ème art. Il ne dut son salut en 1975 qu’à sa transformation par UGC en un complexe d’une dizaine de salles, dont une labellisée « Prestige » à écran courbe de 12 mètres de base. Sa grande façade blanche de style années 1930 domine à présent l’esplanade François Mitterrand. Au centre-ville, UGC reste ainsi le seul concurrent de GAUMONT.

Enfin n’oublions pas le cinéma RIO, salle unique de 600 fauteuils située rue Montardy. Cet ancien théâtre paroissial de l’église Saint-Jérôme fut dédié au cinéma au début du XXème siècle. Aujourd’hui géré par le réseau indépendant UTOPIA, il reste pour les très vieux toulousains l’AMERICAN COSMOGRAPH où on pouvait assister à prix réduits à des séances grâce aux bons découpés sur les emballages du chocolat Poulain.

Également en marge des circuits commerciaux, il convient de citer l’ABC de la rue Saint-Bernard et ses trois salles qui réservent une place de choix au cinéma d’auteur. Sans oublier LE CRATÈRE de la rue Saint-Michel. Ces cinémas éloignés du centre ville ont une programmation semblable aux ciné-clubs de qualité, leurs clients fidèles ainsi que des accords passés avec les collectivités locales et l’enseignement public assurent leur indépendance.

On ne peut passer sous silence LA CINÉMATHÈQUE DE TOULOUSE crée en 1950 par Raymond Borde qui y consacra sa vie. Outre ses milliers de copies et de documents divers, elle possède aussi quelques trésors comme par exemple le négatif original de LA GRANDE ILLUSION de Jean Renoir, qui perdu à Berlin pendant la guerre, fut finalement retrouvé à Moscou. Elle est installée dans un bel hôtel particulier classé monument historique, et assure des projections exceptionnelles et des festivals dans deux salles modernes très bien équipées.

Vers 1995, deux multiplexes en banlieue virent le jour: le GAUMONT LABEGE (doté d’une salle IMAX) et le CGR à Blagnac.

Le plus emblématique des cinémas toulousains est l’actuel GAUMONT WILSON, que vous avez connu sous l’enseigne GAUMONT-PALACE.

Après la démolition du PLAZA, le GAUMONT-PALACE, son voisin de la place Wilson, devint la salle la plus fréquentée. Une belle façade, un vaste hall où s’élevait comme à l’opéra un grand et majestueux double escalier desservant le bar et, à gauche et à droite « la corbeille » (le premier balcon) puis le second balcon. Sans réservation possible, il arrivait que les moins aisés soient obligés de s’entasser sur les marches et les gradins de ce dernier niveau. La GAUMONT-PALACE comptait 1638 fauteuils dessinés pour la marque, c’est à dire avec des dossiers encadrés de luisants tubes chromés.

La salle avait une profondeur de 38 mètres, une largeur de 15 mètres et son plafond gradué, éclairé par des rampes de lumière indirecte, était très élégant. En 1951, l’écran de 6 mètres de large était remplacé par un nouveau de 9 mètres. Ce ne fut qu’à l’été 1964 que la cabine d’origine, située au sommet du second balcon, fut descendue au niveau du premier et équipée de projecteurs Philips DP 35 / 70 m.m. ainsi que d’un Victoria 5 pour les compléments de programmes. Dans le même temps, l’ancienne scène trop étroite (10 mètres) était elle aussi détruite afin de pouvoir dresser un écran de 12 mètres de base sur 6,50 mètres, justes proportions pour le format 70 m.m. Une douzaine de haut-parleurs d’ambiance étaient répartis sur les murs. La décoration demeura inchangée: tentures plissées et rideau de scène dorés, avec sur les côtés des appliques aux armes de la société à la marguerite.

Cette grande salle demeura en l’état jusqu’en 1974, année de la première transformation en complexe multisalles.


Ci-dessus: la salle avec balcons du Gaumont-Palace de Toulouse.

 
Ci-dessus: vue depuis le premier balcon de la salle du Gaumont-Palace de Toulouse.

Ci-dessus: vue depuis le second balcon de la salle du Gaumont-Palace de Toulouse.

Les cinémas toulousains d’hier ne sont quasiment plus ceux d’aujourd’hui…

Trois des meilleurs cinémas du centre-ville sont à classer au chapitre des « chers disparus ». Tout d’abord le GALLIA qui, après trois ans de travaux, rouvrit en décembre 1957 avec en exclusivité LE PONT DE LA RIVIÈRE KWAÏ qui resta cinq mois à l’affiche. Rebaptisé le PARIS, c’était la plus jolie et la plus confortable salle de la ville: grands miroirs et déambulatoires marbrés, tentures et fauteuils pullman dans des dégradés de couleur violette (la fleur emblématique de la ville), rideaux à l’italienne argentés et rampes de cuivre… La cabine de projection était incorporée dans le corps du balcon. Ses 480 fauteuils firent du PARIS la coqueluche des cinéphiles. Sa programmation très éclectique pendant 15 ans était aussi l’une des raisons de son succès : David Lean, Jacques Tati, Jacques Demy, Alain Resnais, Serge Bourguignon ont vu leurs films projetés au PARIS.

Propriété du producteur bordelais Emile Couzinet, victime de la crise des années 75, le PARIS dût se convertir à la mode du classé X pour survivre jusqu’à l’été 1980. Aujourd’hui, les clientes de la grande surface de lingerie féminine qui l’a remplacé ne se doutent pas qu’au dessus du plafond du magasin subsiste, intact et dormant sous plus de 30 ans de poussière, le balcon et tous ses fauteuils ainsi que le cadre de la scène.

Avec ses 1500 fauteuils, et bien que modernisé en trois salles de très bon goût (dont une grande sur deux niveaux), le TRIANON-PALACE ne fit pas longtemps recette. Peut-être à cause d’une programmation presque entièrement tournée vers les films français.

LES NOUVEAUTÉS, un beau cinéma de 1400 places avec balcon, bien (trop peut-être) situé sur les grands boulevards, résista jusqu’en 1980 à la mode des multisalles. Remarquablement équipée pour tous les formats image et son, la salle avait un public fidèle qui appréciait les grandes reprises, surtout en 70 m.m., des monuments du cinéma.

Il fut le seul à Toulouse à s’équiper du fameux système THX de George Lucas, sur l’installation duquel j’avais réalisé un reportage (la construction derrière l’écran du mur contenant les hauts-parleurs recevant les pistes sonores en bi-amplification). Le réglage électronique des fréquences et les essais étaient assez impressionnants pour l’époque (nous étions en 1988). Je revois encore sur la façade la belle enseigne aux néons bleus dessinant les trois lettres légendaires.

On pouvait périodiquement revoir aux NOUVEAUTÉS les grands classiques comme AUTANT EN EMPORTE LE VENT, WEST SIDE STORY, BEN-HUR, CLÉOPÂTRE, MY FAIR LADY et les films d’après guerre d’Alfred Hitchcock , sans parler des séries James Bond. Propriété de la « Société du Grand Théâtre de Bordeaux » elle fut vendue à Gaumont et devint le GAUMONT NOUVEAUTÉS. Peu de temps après, la société ferma le cinéma pour faire porter tous ses efforts sur l’agrandissement du site de la place Wilson. Sa façade est murée depuis 14 ans.

Enfin, Le  ROYAL, situé rue Alsace-Lorraine, se voulait le cinéma le plus élégant de la ville, à tel point que dans les années 1960 il fut rebaptisé LE CLUB. Mais la clientèle élitiste qu’il visait s’amenuisant peu à peu, il reprit son premier nom. Le ROYAL acquit assez vite une réputation vieillotte qui n’attirait pas le jeune public , et dut lui aussi déclarer forfait au début des années 1980.

Ci-dessus: intérieur de la salle de cinéma Le Paris à Toulouse.

Comment expliquez-vous ces fermetures de salles toulousaines?

L’arrivée des complexes multisalles signa l’arrêt de mort des salles de quartier. Attiré par les projections permanentes (jusque là une pause était observée entre la matinée 14h à 19h et la soirée 21h à minuit), où les séances s’enchaînaient sans interruption et un tout nouveau confort, le public, surtout jeune, revint vers le centre ville. D’autre part, les séances de 18 h et 20h permirent aux personnes de se rendre au spectacle dès la sortie du travail sans avoir à veiller. J’avais réalisé des enquêtes « sorties de salles » qui toutes allaient dans ce sens.

De plus les médias mettant l’accent sur l’alignement des sorties en province aux mêmes dates qu’à Paris, les spectateurs ne supportaient plus d’attendre que les cinémas de leur quartier projettent les nouveaux films avec parfois un mois de retard ou plus.

Une génération nouvelle, plus dynamique, entrait sur le marché et les exploitants surent prendre le  tournant au bon moment.

Portfolio des salles de cinéma de Toulouse.

Le Rio:

Ci-dessus: intérieur de la salle du cinéma Le Rio à Toulouse, devenue l’Utopia (voir l’article sur « Les 40 ans d’Utopia » )


Ci-dessus: l’écran du cinéma Le Rio à Toulouse.

Le Paris:


Ci-dessus: façade du cinéma Le Paris à Toulouse.

Ci-dessus: hall du cinéma Le Paris à Toulouse.

Ci-dessus: intérieur de la salle du Paris depuis le balcon.

Le Trianon-Palace:

Ci-dessus: façade du Trianon-Palace de Toulouse (1973).

Ci-dessus: intérieur de la salle du cinéma Trianon-Palace de Toulouse.

Le Plaza:

Ci-dessus: cinéma Le Plaza, place Wilson, avec à l’affiche « Ben-Hur » de William Wyler.

Ci-dessus: Destruction de la salle de cinéma Le Plaza à Toulouse.

Le Gaumont-Palace:

Ci-dessus: extrait de la revue « La Cinématographie Française ».

Les Nouveautés:

Ci-dessus: les Nouveautés lors de son exploitation par Gaumont.

Les Variétés (UGC Toulouse):

Ci-dessus: Ingrid Bergman en « Jeanne d’Arc » de Victor Fleming (1948) à l’affiche du cinéma Les Variétés (aujourd’hui UGC)

Ci-dessus: le cinéma Les Variétés devenu l’UGC Toulouse, fermé en 2019.

Copyright: www.salles-cinema.com
Remerciements à M. Claude Guilhem.